[FRANCE MUSIQUE | MUSIQUE MATIN, SAMEDI]
Samedi 21 avril 2018 | Chronique de Thierry Hillériteau
«Didon & Enée de Purcell, par l’ARCAL au théâtre de St Quentin en Yvelines»
«[…] tout le pari fort réussi, de la production, est de jouer sur l’ambivalence permanente.»
Lien vers la chronique sur le site de France Musique
Pour son dernier spectacle la compagnie a jeté son dévolu sur un jalon majeur du genre en germe au 17e, Didon et Énée de Purcell, une œuvre dont la création reste un mystère, mais que la directrice de l’Arcal, Catherine Kollen a voulu avec le metteur en scène Benoît Bénichou, replacer dans son contexte mythologique, convoquant en guise de prologue, aussi bien le livret originel de Nahum Tate ou des extraits de «La Nuit des Rois» de Shakespeare, que «L’Énéide» de Virgile traduit par l’anglais John Dryden.
Dans leur version Belinda va trouver Énée en Italie, six ans après la mort de sa sœur Didon, et lui raconte toute l’histoire sous la forme d’un spectacle. Un procédé de théâtre dans le théâtre volontairement très shakespearien, et qui pour être honnête, ne simplifie en rien la compréhension de l’ouvrage mais apporte en revanche une indéniable dimension poétique supplémentaire.
Car tout le pari, fort réussi, de la production, est de jouer sur l’ambivalence permanente :
-ambivalence des époques qui se répondent autant qu’elles se confondent. De l’antiquité romaine à l’Angleterre d’Elizabeth 1ère. De périodes symbolisées au début du spectacle par les personnages de Didon et Énée qui s’éveillent dans des vitrines de musée. La première en robe pourpre élisabéthaine, le second en armure antique, comme si la mémoire de l’humanité, c’est-à-dire l’art, venait de réunir par hasard, ce que les siècles avaient séparé.
-ambivalence des personnages dans la dramaturgie de l’opéra, telle que réinventée par Kollen et Bénichou : chaque personnage a son double. Le chœur des courtisans est aussi celui des esprits malfaisants de la nuit. Énée devient son propre messager, comme si le tiraillement entre sa passion d’homme pour Didon et le destin que les dieux lui ont choisi le poussait peu à peu vers la folie.
-ambivalence enfin, surtout de notre propre vision, par un déploiement de voiles, de tulles, de transparences, de miroirs, mais aussi d’éclairages sourds tournés tantôt vers la salle, tantôt vers la scène.
La scénographie, éminemment lyrique et poétique de Mathieu Lorry-Dupuy joue sur le visible et l’invisible, l’illusion, le trompe l’œil. Dans un tel dispositif, la grotte des amants, qui est aussi celle de la sorcière prend des allures de référence évidente à la caverne de Platon. Pourquoi nous empêcher, nous, d’entrevoir la vérité et la réalité ? Le chœur final de Purcell apporte un début de réponse : «Les grandes âmes conspirent contre elles-mêmes et refusent le remède qu’elles désirent le plus», une duplicité qui exige de la part des interprètes chanteurs une vraie présence scénique. On ne peut que saluer celle irradiante de désespoir de Chantal Santon Jeffery en Didon. Yoann Dubruque est un prince troyen à la hauteur de son désarroi. Et Daphné Touchais une Belinda presque vengeresse. Mention également pour le jeune chœur de paris, d’une parfaite précision, tant dans la justesse que dans les phrasés.
Mais la découverte de cette production est avant toute chose instrumentale. Dans la fosse, l’Ensemble Diderot, de Johannes Pramsohler, participe, avec un grand raffinement à son premier opéra mis en scène. Le chef et violoniste, originaire du Tyrol du Sud, donc pro-européen par nature, a fait le choix de s’installer à Paris pour y mener son travail de redécouverte sur le baroque oublié. Avec en moins de dix ans, douze disques à son actif et sur son propre label, cet héritier hyperactif de Reinhard Goebel, n’a pas fini de faire parler de lui, en cultivant son jardin dans le plus pur esprit des Lumières.