Opéra de chambre
Musique d'Oscar Strasnoy (commande de l'Arcal)
Sur la pièce éponyme de Witold Gombrowicz
mise en scène : Christian Gangneron
direction musicale : Emmanuel Olivier et Pierre Roullier
& l'Ensemble 2e2m
Présentation
Opérette, une histoire de tautologie…
Une interview de Christian Gangneron
Monté pour la 3ème fois seulement, après Jacques Rosner au Palais de Chaillot et Jorge Lavelli au Théâtre de la Colline à Paris, Opérette constitue une aventure théâtrale, musicale et chorégraphique pleine d’audace. Cette création, réglée par Christian Gangneron et réalisée à Reims, partira ensuite en tournée.
Opérette ou pas opérette… Comment définir votre spectacle ?
Christian Gangneron : Dans Opérette, il inscrit un sujet lourd (la fin de l’Histoire, la banqueroute des idéologies) dans un registre léger en acceptant les conventions du genre opérette, tout en le parodiant. La contradiction où plonge Gombrowicz me paraît cruciale pour comprendre notre époque. Les conflits mondiaux, le jeu politique ne prennent-ils pas des allures d’opérette ? Gombrowicz, c’est pour moi un visionnaire. Achevé d’écrire en 1966, Opérette est prophétique.
Pourquoi le thème de la mode est-il aussi présent ?
C.G. : La mode est une clé essentielle. La mode, le vêtement, c’est pour Gombrowicz le masque des idéologies. En associant mode et dictature, en présentant la dictature de la mode sous les traits du personnage de Flor, maître universel de la mode, il pointe du doigt les idées prêtes à porter, prêtes à penser. En fait, la mode, c’est un signe insignifiant, une dictature du pur paraître, une suprême tautologie !
Il y a de la révolte, mais dans la drôlerie…
C.G. : Je suis très sensible à la révolte de Gombrowicz sur l’injustice, avec ce qu’elle a de spontané. Les malheurs des hommes le touchent très profondément. Pourtant, il traite les choses les plus graves avec beaucoup d’ironie, le vent de l’Histoire souffle un air de loufoquerie.
C’est également un spectacle empreint de poésie…
C.G. : Opérette est une entreprise poétique. Gombrowicz croyait beaucoup au pouvoir de la poésie et de la littérature, même s’il critiquait la pose des poètes. Ce pouvoir tire sa force de l’utopie, l’utopie de la jeunesse, qui peut faire éclater, ne fusse que pour quelques instants fugaces, le carcan de la forme. Le triomphe final de la Nudité à la fin de la pièce, on peut y voir une allégorie baroque et en même temps un ultime pied-de-nez : l’immaturité tant aimée se retrouve, elle aussi, avec une « gueule ».
Extrait de « Lever de rideau », journal d’information du Grand Théâtre de Reims
Argument
Acte I : Avant la première guerre mondiale, disons autour de 1910
Dandy noceur et blasé, le comte Agénor, fils du prince Himalay, projette la conquête d’Albertinette. Mais comment en faire la connaissance « sans lui avoir été présenté » ? Agénor met au point l’intrigue suivante : un Chapardeur, s’approchera d’Albertinette endormie et lui chipera quelque chose… Sur quoi, Agénor attrapera le Chapardeur et pourra se présenter à la fillette.
Albertinette a senti dans son sommeil la main du Chapardeur, et elle rêve d’un frôlement non pas lié au vol mais à l’amour… Dorénavant, cette fille excitée et ravie rêvera de nudité… et ne cessera plus de s’endormir afin de ressentir encore cet attouchement dénudant.
Malédiction ! C’est qu’Agénor, a honte, lui, de la nudité, il adore le vêtement ! Il ne désire pas la déshabiller mais bien l’habiller !… chez les couturiers, les modistes les plus cher… Mais qui arrive tout droit de Paris en visite au château Himalay ? Le célèbre Flor en personne, maître universel et dictateur de la mode masculine et féminine. Il y aura grand bal au château, avec une présentation de modèle.
Toutefois le maître est incertain et craintif : quelle mode décréter, quelle silhouette lancer ? Hufnagel, comte et écuyer, lui prodigue ses conseils. Suggérons, dit-il, aux invités de collaborer : ceux qui désirent participer au grand tournoi de la mode nouvelle élaboreront un costume, le jury récompensera les meilleurs créations, et Flor, enrichi par ces idées décrétera la mode pour les années qui viennent.
Malédiction ! Car Hufnagel n’est pas Hufnagel ! Non, c’est Joseph, ancien maître d’hôtel du Prince Himalay, naguère licencié, devenu agitateur et militant révolutionnaire ! Il veut semer la révolte chez la Valetaille… Il veut la Révolution !
Acte II : Bal au château Himalay
Arrivent les invités. Agénor amène Albertinette. Surchargée de vêtements et toujours subjuguée par l’attouchement du Chapardeur, elle s’endort tout le temps… et rêve de nudité…, appelle la nudité dans son sommeil…
Cela met hors de lui Agénor, ainsi que son rival, Firulet. Agénor est venu au bal en tenant son Chapardeur en laisse… Firulet tient lui aussi un Chapardeur en laisse. Enfin, lorsque le bal resplendit du plus haut éclat de ses toilettes et de ses masques, les rivaux désespérés détachent les Chapardeurs et les lâchent dans la foule : qu’ils s’en donnent à cœur joie, qu’il volent, qu’il fouillent !
Chaos. Panique, Les Chapardeurs volent à tort et à travers, tandis que les invités, ne sachant qui les touche, qui les chatouille, se mettent à piailler, à dérailler ! Finis les bonnes manières et le défilé des modèles, on est en pleine débâcle ! Hufnagel, l’écuyer-terroriste, démarre au galop à la tête de la Valetaille… C’est la Révolution.
Acte III : Ruines du château Himalay
La Révolution. Le vent de l’Histoire… Un certain temps s’est écoulé. Nous sommes après la Deuxième Guerre mondiale, après la Révolution. Le vêtement des hommes s’est détraqué… Tout le monde se cache, on ne sait plus qui est qui…
Hufnagel-l’écuyer, à la tête de l’escadron de la Valetaille, galope, pourchassant les fascistes et les bourgeois. On procède au jugement des fascistes arrêtés. En vain Flor exigera-t-il une procédure légale, normale… Orage ! Orage ! Le vent étouffe tout, emporte tout !
Mais que se passe-t-il ? Agénor et Firulet apparaissent, chassant le papillon. Derrière eux, un cercueil porté par deux croque-morts. Ils racontent leur triste histoire : à ce fameux Bal, Albertinette a disparu, on n’a retrouvé que les nombreux restes de sa garde-robe ! Les Chapardeurs, eux aussi, ont disparu. Persuadés qu’Albertinette a été dénudée, violée, assassinée, Agénor et Firulet sont partis par le vaste monde avec ce cercueil, afin de retrouver, pour l’enterrer, le corps nu d’Albertinette.
A ce point, tous déposent dans ce cercueil leurs propres défaites et leurs souffrances. Lorsque, finalement, maître Flor, au comble du désespoir, maudissant le Vêtement des hommes, et la Mode, et les Masques, dépose dans le cercueil de la sainte, l’ordinaire, éternellement insaisissable Nudité humaine, voilà que du cercueil se lève, nue, Albertinette !
Les deux croque-morts jettent bas leur masque : ce sont les Chapardeurs ! Ce sont eux qui ont enlevé Albertinette au Bal, l’ont déshabillé, cachée dans le cercueil…
Nudité jeune à jamais, jeunesse à jamais nue, nudité jeune à jamais, jeunesse à jamais nue…
Distribution
Une création de l’Arcal, cie nationale de théâtre lyrique et musical
mise en scène : Christian Gangneron
direction musicale : Emmanuel Olivier et Pierre Roullier
chorégraphie : Blanca Li
décor : Thierry Leproust
costumes : Claude Masson et Bruno Fatalot
marionnettes : Alain Roussel
lumières : Stéphanie Daniel
maquillage : Elisa Provin
assistante chorégraphe : Francesca Bonato
assistant à la mise en scène : Damien Bricoteaux
Maître Flor : Robert Expert, contre-ténor
Le prince Himalay : François Clavier, comédien
La princesse Himalay : Coco Felgeirolles, comédienne
Le comte Agénor Himalay : Jean-Louis Meunier, ténor
Le baron Firulet : Christophe Crapez, ténor
Albertinette : Caroline Piette, comédienne
Le Professeur : Grégory Le Moigne, comédien
Le comte Hufnagel : Lionel Monier, comédien
Ladislas, valet d’Agénor : Olivier Augrond, comédien
Stanislas, valet de Firulet : Jérôme Ragon, comédien
Le Chapardeur d’Agénor : Baptiste Barbier, danseur
Le Chapardeur de Firulet : Anthony Couroyer, danseur
Ensemble 2e2m
Emmanuel Olivier : piano leader ; saxophone : Jérôme Laran ; trompette : Laurent Bômont ou Bruno Maire ; guitare : Wim Hoogewerf ou Michaël Marchetti ; contrebasse : Olivier Moret ; percussions : Christophe Bredeloup ou Alain Huteau
Disponibilité
Spectacle créé à l'Opéra de Reims en janvier 2003
2002-2003 : 17 représentations
Reims - 51 le 10/01/2003 à 20h30 à l'Opéra
Reims - 51 le 11/01/2003 à 20h30 à l'Opéra
Nanterre - 92 le 17/01/2003 à 21h00 à la Maison de la Musique
Nanterre - 92 le 18/01/2003 à 21h00 à la Maison de la Musique
Maisons-Alfort - 94 le 25/01/2003 à 20h45 au Théâtre Claude Debussy
Pontoise - 95 le 31/01/2003 à 20h30 au Théâtre des Louvrais - L’apostrophe
Pontoise - 95 le 01/02/2003 à 20h30 au Théâtre des Louvrais - L’apostrophe
Massy - 91 le 06/02/2003 à 20h00 à l'Opéra
Nîmes - 30 le 14/02/2003 à 20h30 au Théâtre de Nîmes
Villeparisis - 77 02/03/2003 15h30 Centre Culturel J. Prevert
Villejuif - 94 le 07/03/2003 à 20h30 au Théâtre Romain Rolland
Tarbes - 65 le 18/03/2003 à 21h00 au Parvis
Metz - 57 le 21/03/2003 à 20h30 à l'Opéra-Théâtre
Sartrouville - 78 le 28/03/2003 à 21h00 au Théâtre de Sartrouville-CDN
Sartrouville - 78 le 29/03/2003 à 21h00 au Théâtre de Sartrouville-CDN
Paris - 75 le 02/04/2003 à 20h30 au Théâtre Silvia Monfort
Paris - 75 le 03/04/2003 à 20h30 au Théâtre Silvia Monfort
Production
Arcal en résidence au Grand Théâtre de Reims
Ensemble 2E2M
Coproduction
Maison de la Musique de Nanterre
Opéra de Massy
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National
Soutien
Opéra en Ile de France
Fonds de création lyrique
Fondation d'Entreprise France Télecom
Intention
« La fin de tout… Laissez-moi rire ! »
Au départ, une pièce intitulée L’Histoire, écrite à Buenos-Aires en 1951, inachevée ; à l’arrivée, à Vence en 1966, cette Opérette. Avec le premier titre, Gombrowicz désigne un sujet, avec le second, d’une manière tout aussi tautologique, il revendique une forme. La longueur de la genèse témoigne de la violence de la contradiction dans laquelle Gombrowicz a décidé de travailler. D’un côté l’histoire du XXème siècle, « son poids d’hommes en chair et en os sur une scène », un fardeau auquel il faut « donner des ailes », qu’il faut « changer en signe, en fable » ; et de l’autre « le vide guignolesque de l’opérette » qu’il faut « farcir » d’un drame réel.
« Le sérieux et la souffrance » de l’histoire, Gombrowicz ne veut surtout pas les évacuer, c’est le fond de sa morale, c’est à dire de sa révolte. A coup d’ironie et de sarcasmes, par le moyen du rire et du grotesque, c’est un homme révolté qui s’exprime dans Opérette. Le genre que le titre désigne comme un clin d’œil, l’a toujours « ravi » : « une des formes les plus heureuses qu’ait produites le théâtre ». L’élément musical n’est-il pas essentiel à sa dramaturgie ? Dès la préface du Mariage, il indiquait que « les différents thèmes, les crescendos ou decrescendos, les pauses, les sforzandos, les chœurs et les solos doivent être élaborés comme le texte d’une partition ; chaque acteur doit se sentir comme un instrument dans un orchestre ». A cela s’ajoute, un mélange propre à l’opérette, du chant, de la danse, au geste et au masque, qui lui permet une légèreté , à distance du « sérieux » de l’histoire ou de la « prétention » de l’opéra.
Mais l’écueil contre lequel bute Gombrowicz tient à ce que la forme opérette ne se laisse pas si aisément manier, comme si elle ne tolérait pas l’hybridation voulue par le dramaturge. « Dans une opérette, constate-t-il, les personnages doivent être d’opérette, l’action d’opérette, les mythes d’opérette. » Comme si la forme elle-même véhiculait son propre contenu. Lui qui proclame la banqueroute de toute idéologie, ne risque-t-il pas de se voir passer en contrebande… tout un pan d’idéologie petite-bourgeoise, de se retrouver avec « une gueule »… d’opérette ? Le problème est le même pour les interprètes : l’opérette réclame qu’on joue le jeu, mais ce faisant on risque, dans un premier degré qui sentira le réchauffé, de perdre de vue le projet même de Gombrowicz et de manquer sa cible. Lui, l’expert en détournement comment s’y prend-il pour sortir de ce mauvais pas ?
Dans tous ses textes, confiait-il dans une interview, il y a un personnage metteur en scène qui le représente. Dans L’Histoire il allait plus loin — trop loin ? — en nommant le personnage Witold. Opérette rectifie le tir en diffractant cette fonction sur plusieurs personnages. Pour échapper à la « gueule », Gombrowicz y emprunte de multiples masques. À ce point qu’une des pistes de travail pour l’interprétation consiste à suivre à la trace le furet gombrowiczien d’un personnage à l’autre, d’une situation à l’autre. Les deux figures grotesques d’Agénor et Firulet n’y échappent pas : regardez leur entrée de clowns au 3ème acte, revenants de quel autre monde ? Pensez à l’écho du thème du snobisme dans la vie et l’œuvre de Witold. Il se tourne vers les snobs car, peut-on dire en reprenant la remarque de René Girard à propos de Proust, leur désir contient « plus de néant » que les désirs ordinaires. Le snobisme caricature le désir ; le duel Agénor-Firulet parodie, avec force mines grotesques, la rivalité mimétique toujours à l’œuvre dans le désir. Ainsi dédoublé, ce Don Juan de pacotille avec sa dérision de catalogue, devient, comble d’ironie, une figure de l ‘épuisement. Agénor réclame régulièrement de son valet une piqûre pour échapper à la fatigue, au sommeil, au néant, Tel serait donc le bénéfice que Gombrowicz tire de la forme opérette, une machine à fabriquer du néant.
Une autre idée forte de Gombrowicz pour mener à bien son projet et qui lui est soufflée par la forme elle-même, c’est de remettre en jeu, au cœur de la pièce, une métaphore récurrente dans toute son œuvre, l’opposition vêtement-nudité, par l’entremise du personnage de Flor, le « dictateur de la mode ». En 1966, reconnaissons lui une vision particulièrement prophétique ! Le discours de la mode est tautologique : elle ne peut se définir que par elle-même, une forme vidée de tout contenu. « Paradoxe, écrit Barthes, d’un système sémantique dont la seule fin est de décevoir le sens qu’il élabore luxueusement ». La dictature de la mode, c’est comme la dictature d’un sens déçu : variation infinie d’une même tautologie. Au départ, L’Histoire, à l’arrivée Opérette, une même tautologie : Gombrowicz ne cède pas sur son désir d’écrivain, de dramaturge. Dans un passage de son Journal il pose la question suivante : « dans quel sens, dans quelle direction peut évoluer quelqu’un pour qui tout sens, toute direction se sont volatilisées ? ». Il évoque le capitaine d’un navire en perdition et se demande pourquoi au dernier moment il va jouer son rôle de capitaine, « au lieu, par exemple, de se mettre à chanter et à danser » — comme dans une opérette ! La réponse : « quand il n’a plus rien à quoi s’accrocher, l’homme peut encore se raccrocher à lui-même, le principe d’identité « moi, c’est moi » n’est pas seulement le principe fondamental de la logique, c’est aussi la dernière raison d’être de l’humanité. »
Paradoxal le triomphe de la Nudité à la fin de la pièce ? Milosz disait plaisamment d’Albertinette : « sa mine laisse présager qu’on l’habillera bientôt la jeunesse, eh oui, on la vêtira, et bien plus efficacement que n’avaient pu le faire les deux nigauds, Agénor et Firulet ». En vérité, Gombrowicz a composé deux fins pour son Opérette : l’une, baroque, allégorique, nous montre Albertinette « nue » dans son cercueil, telle Vénus, naissante, dans sa coquille. Il nous avait dit dans son Journal de ne pas confondre « nu » et « déshabillé ». Ici on s’avise qu’une femme « à poil », ce n’est pas pareil qu’une allégorie de la Nudité, et par là que le sens ultime de son entreprise est de nature poétique. Mais à cette vraie-fausse fin succède —dernier pied de nez— une manière de final d’opérette où la Nudité triomphante devient, comme le remarque Jean-Pierre Salgas, « la gueule de l’immaturité ».
Ne nous y trompons pas, Gombrowicz ne tombe jamais dans le cynisme car ce qui fonde cette entreprise poétique, c’est non seulement une révolte mais aussi une foi, « malgré l’illogique, malgré l’absurde, dans la possibilité de déchirer, au moins pour des instants fugaces, cet écran du conditionnement de la culture ». Face à la fin de tout qu’il prophétise, il oppose comme une double injonction : laissez-moi rire et laissez-moi rêver. L’opérette ainsi machinée par Gombrowicz se révèle un moyen de penser et un outil de résistance.
Christian Gangneron
Dates
Ressources
Rencontre avec Oscar Strasnoy, compositeur
Interviewé par Dino Villatico, critique musical et théâtral à La Repubblica, RomaDino Villatico : Pourquoi « Opérette » de Gombrowicz ?
Oscar Strasnoy : C’est un texte prêt-à-porter. Mon père connaissait Gombrowicz, ils travaillaient ensemble à la « Banco Polaco » de Buenos-Aires. Christian Gangneron a voulu faire un projet avec moi. On avait pensé à un Koltès avant de se découvrir une passion commune pour Gombrowicz. L’acidité face à la culture, à la mode, à l’illusion euro-centriste (un paradis perdu…), aux hiérarchies, les rapports de séduction entre les forts et les faibles, la dialectique masque/nudité (métaphore de la culture comme artifice oppressif envers l’animal humain). Tous ces éléments me fascinent depuis mon adolescence.
Quel type de rapport avez-vous établi entre votre musique et le genre “opérette” ?
Le rapport se trouve dans une couleur, dans un fond. Il n’y a pas de références directes à l’opérette classique d’Offenbach ou de Johann Strauss-fils, sauf quelques citations fugaces. L’orchestre et le chant sont “opérettistiques” d’une façon purement évocatrice.
Et quel est le rapport, alors, entre votre musique et celle qu’en anglais on appelle « pop-music » ?
J’aimerais bien être « populaire ». J’aime bien descendre, fraterniser, apprendre des formes « pauvres » de l’art. Depuis toujours, je suis attiré par la relation tribale, rituelle, entre un groupe de rock et son public. Dans mon cas, comme on dirait en français, c’est déjà trop tard… Quant à Opérette, l’orchestre à l’allure d’un orchestre de variété : saxophone, trompette, guitare électrique, orgue hammond, contrebasse, batterie. Mais cela fonctionne comme une évocation, à part quelques traits de cha-cha-chá ou de tango — quelque chose de la divine vulgarité hystérique (dans un sens freudien) de nos filles porteñas*.
Et quelle est la relation entre votre musique et le développement dramatique de l’action ?
La musique suit à la lettre les exigences de la pièce : répétitions obsessionnelles, tautologies, accumulations, interruptions, interférences, rythmes absurdes, chansons. L’écriture musicale est inhérente à l’écriture de Gombrowicz. Les didascalies sont parfois explicites : silence, off, pianissimo, crescendo, rapidement, nostalgique, etc. Il y a aussi des figures connotées par le texte, les situations, les personnages : le rythme du galop, en relation directe avec la révolution ; le personnage de Flor, maître de la mode, avec ses poses maniéristes parfaitement adaptées à une voix de contre-ténor ; le duo de ténors (Agénor et Firulet), mimétiques et absurdes. La musique veut reproduire la mécanique de la pose gombrowiczienne où tout est étudié, tout est artificiel : un engrenage, une horlogerie de l’absurde. La gravité et la légèreté comme deux faces de la même pièce.
La forme dramatique musicale s’approche-t-elle de celle de l’opérette (dialogues parlés et chansons) ?
Le pari de Gombrowicz était d’évoquer l’opérette sans en faire une photocopie. Son projet va beaucoup plus loin que ce qu’un livret d’opérette ne pourrait jamais prétendre. Dans ce sens, ma musique se conforme à ce projet. J’ai essayé de donner une unité musicale à l’ensemble de la pièce, de tout apprivoiser : le chant, la parole, les instruments, le vent, les silences...
Quelques mots sur les voies actuelles de la musique contemporaine
Plutôt que “voies”, le mot espagnol « carretera » (route) serait le mot juste. À différence d’Autobahn, autoroute, autostrada, highway, le mot carretera vient de « carreta » (charrette), véhicule antédiluvien, non sans rapport avec ce qu’évoque pour moi la “musique contemporaine” aujourd’hui. Nos compositeurs continuent à penser la musique d’une façon chirurgicale : quarts de ton, nouveautés “timbriques”, calculs formels et autres chimères, sans pour autant se poser la question de l’arbre qui peut cacher la forêt. J’admire les Stockhausen, Boulez, Berio et Nono des années d’après-guerre, quand on avait besoin de changer le monde. Le problème actuel est justement que plus personne ne songe à changer le monde : presque tout le monde part d’une préoccupation formelle, et la forme finit dans l’exercice masturbatoire. Les trouvailles sonores peuvent devenir plus ou moins attirantes, plus ou moins belles, plus ou moins intéressantes, mais elles n’ont pas la force d’introduire la vraie essence de la modernité, qui consisterait en une attitude poétique et critique envers le monde, un regard nouveau, quelque chose qui contamine l’indifférence de nos spectateurs. La pensée chirurgicale est notre nouvel académisme. L’art ne peut plus être. La pureté est un idéal que n’a rien à voir avec notre monde. Et moi, j’ai horreur de toute forme d’académisme.
* Porteños, Porteñas : nom donné aux habitants de Buenos-Aires.